14.

Jeudi 14 septembre

Tante Brenda m’a remis le reportage filmé que m’avait promis le professeur Robertson. Avant d’envisager ces images comme un matériau nécessaire à l’harmonisation de mes dernières séquences, j’ai pris cet envoi comme un élixir de courage, un viatique pour m’aider à prendre mon mal en patience les quinze ou vingt-huit semaines qu’il me reste à attendre. J’étais fou de joie quand j’ai reçu la pastille. Je n’ai pu faire autrement que de mettre tante Brenda dans le secret. Elle m’est tombée dans les bras tant ça lui faisait plaisir d’avoir, après tant d’années, des nouvelles de mes parents.

— Il me plairait de voir comment vont Monsieur et Madame !

— Tout de suite ?

— Why not, Antonin ?

Moi qui, en enfant gâté, voulais m’arroger le privilège d’un solitaire visionnement, j’ai cherché une parade.

— C’est que la mise en lecture de la pastille nécessite toute une préparation…

— Je ne suis pas pressée, me fit-elle en nous resservant du thé.

À court d’arguments, je n’avais plus qu’à allumer mes écrans.

 

Je passe sur l’émotion suscitée par ces retrouvailles. Nous formons, tante Brenda et moi, une telle paire de cœurs d’artichaut qu’il nous a fallu trois visionnements pour sortir l’image du flou. J’ai repris le document à mon aise après son départ.

Au jugé de la pigmentation, les prises ont été faites avec un appareil miniaturisé du type Lilliput SV3. On y voit pendant deux minutes zéro quatre mon père en discussion avec deux détenus dans une cour enneigée. À première vue, il ne me semble ni affaibli ni malade. Par contre ses traits me paraissent nettement plus creusés que dans mon souvenir. La forte réfraction de la lumière y est sûrement pour une bonne part. Son poil tresse or et argent. Ses tempes ont blanchi. Quelle belle tête ! Je retrouve dans un gros plan de son visage la détermination de son œil, la trempe du puisatier. Ça me rassure.

Une fraction de seconde et c’est ma mère qui occupe l’écran. Elle est absorbée dans ses pensées. J’essaie vainement de deviner son occupation. Le cadrage est trop serré et ne descend pas en dessous de ses épaules. Que fait-elle ? Sûrement une tâche routinière comme de la couture ou de l’étiquetage d’échantillons. Ni heureuse ni malheureuse, elle a le regard flottant, presque absent. Je suis frustré d’être à la fois si proche et si loin d’elle. Je rumine : « Pourquoi diable ne l’ont-ils pas filmée dans un contexte animé ? »

Quand je suis au bout du document, je reviens en arrière, et comme cela des dizaines de fois. J’ai une telle pratique de la falsification d’images que j’imagine mal un détail m’échapper. Ainsi cette courte cicatrice que je découvre derrière son oreille droite. Je ne me souviens pas qu’elle avait rien de pareil ! Ma mère est belle et recueillie comme l’Asie qui prie. Je lui trouve une minceur de l’être que je ne lui connaissais pas. Par délicatesse je voudrais tellement écrire qu’elle n’a pas vieilli.

 

Ouvrant mon coffre, je ressors les images que j’ai conservées de mes parents pour m’en renourrir. Ils sont jeunes, moins jeunes, heureux, éprouvés. Je reste toute la nuit en leur compagnie. J’ai besoin de capter des regards, des attitudes, des expressions pour que le discours que je vais mettre dans la bouche de Nielsen soit habité par leur présence, en prise directe sur leur âme. Par intermittence, je repasse le document que la N.D.F. m’a envoyé. Ce va-et-vient dans le temps me grise. Je recopie des moments de vie, je descends, je remonte, j’arrête un instant la course des ans sur un cliché. Tout se passe au galop des images accélérées. D’arrière en avant, d’avant en arrière, quatre machines emballées servent mes jongleries. Des visages passent d’un moniteur à un autre tandis que je me répète : « Une demi-heure, Antonin ! Pas plus d’une demi-heure pour chacun ! »

J’ai trop de matière. C’est long une vie. Je me drille : « Resserre, Antonin ! Le suc et rien d’autre ! » Pour ne pas me laisser vaincre par la fatigue, je m’abrutis de musique : des tangos argentins. Correspondance d’un visage jeune avec un visage plus marqué, je grimpe en vingt secondes jusqu’au mûrissement. Douze secondes décomposent le vieillissement. À l’endroit, à l’envers, je n’ai plus qu’à redessiner avec mes calames électroniques les parties manquantes. C’est un travail d’artiste où j’excelle. Je n’en peux plus. Le sommeil m’abat vers six heures du matin. Je dors affalé sur ma table de montage quand des coups de sonnette intempestifs me sortent de la frénésie d’un rêve syncopé. Mme Raminez attend sur le pas de ma porte avec mes provisions pour le week-end.

 

Quand ma femme de ménage est chez moi, je n’ai plus d’espace où me réfugier. Devançant l’offensive de cette vigoureuse Portugaise, je me retranche sur mon balcon en attendant le passage de la tornade. L’endroit est paisible, la vue sur les vieux arbres du parc m’est agréable et il fait bon rester dehors sous ce gentil soleil de septembre. J’ai pris de la lecture : quelques magazines, le livre du prince. Au bout d’un quart d’heure je m’endors. Quand je me réveille, j’ai le regard attiré par la fenêtre d’une des maisons d’en face. L’idée m’effleure que quelqu’un m’épie. Mon sentiment se renforce quand je vois bouger très nettement le bas d’un rideau et que je devine à tort ou à raison l’embout circulaire d’un télescope. Suis-je une fois de plus victime de mon imagination ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne suis plus tranquille. Me voilà à nouveau avec mille raisons d’avoir peur. Je suis sans défense, si démuni. Ce ne sont ni tante Brenda ni Clovis qui vit à Paris qui pourraient me venir en aide. Je m’épuise d’angoisse et de solitude. Cette quarantaine est interminable.

 

Mardi 31 octobre

Six semaines que j’ai abandonné mes écritures.

Je ne retrouverai la paix que lorsque mes quatre dernières séquences seront bouclées. C’est pourquoi je m’abrutis de travail depuis quelque temps. Il m’arrive de rester seize heures d’affilée devant mes écrans et, si j’arrête, c’est que mes yeux n’en peuvent plus de vérifier point après point chaque image. Que j’aspire à ce moment où je détruirai tous les indices compromettants, y compris les passages de mon journal où je parle de mes manipulations.

Pour développer mon trente-huitième sujet, je me penche avec le prince sur ses roses et je m’assieds à ses côtés à l’ombre des grands cèdres qui ramifient sa sagesse.

« La mort du jardinier n ‘est rien qui lèse un arbre. Mais si tu menaces l’arbre, alors meurt deux fois le jardinier. »

À chacun son temps ! Le vieux Nielsen peut préparer doucement son repli. Après lui subsistera le chant limpide des fontaines et il se trouvera des bras neufs pour servir l’oasis dans la reconquête du désert, car les fontaines autant que l’oasis se sont reforgé une âme séculaire grâce à sa voix.

« Si tu veux sauver ton empire crée-lui sa ferveur. Il drainera les mouvements des hommes. »

Voilà une recommandation qu’il aura fidèlement suivie.

Je ne suis pas encore décidé sur la phrase du prince qui fermera mes séquences. Je trouverais beau toutefois que cette passation d’empire en faveur de l’un ou l’autre de mes parents se fasse sur fond d’arrosoir et de sécateur. Ni sceptre ni couronne pour cette succession. Pour quoi faire ? Entre la parure et l’outil, j’anoblis l’outil.

 

Vendredi 3 novembre

J’ai acquis la certitude que quelqu’un me guette. Après m’être inquiété de ce nouveau problème, j’en viens à le gérer avec sang-froid. Le manège débute en soirée. Je n’arrive malheureusement pas à savoir s’il se poursuit une fois la nuit tombée. Je veille à éclairer une pièce puis une autre pour donner à mon espion l’image la plus routinière possible de la vie d’un handicapé. Je me passerais bien de ce souci, même si je trouve un malicieux plaisir dans ce jeu de cache-cache, tout comme m’amusait, il y a quelques mois d’ici, la mise à plat de mes états d’âme et de mes secrets dans un cahier de toile grise. Si curieux que cela paraisse, il s’est établi, depuis les six semaines que dure le cérémonial du rideau et du télescope, une sorte de complicité entre mon observateur et moi-même, à telle enseigne que je serais désappointé aujourd’hui si cette surveillance s’interrompait brusquement. Je me garde de mettre Brenda au courant. Totalement intoxiquée par cette histoire de Gémeaux qui lui revient comme une crise d’urticaire chaque fois qu’elle me rend visite, elle dépérirait à coup sûr si j’ajoutais cette nouvelle préoccupation à la sienne.

 

Vendredi 24 novembre

J’ai travaillé ces derniers mois comme un enragé. Il ne me reste plus qu’un seul sujet à traiter : le trente-neuvième. Je préfère attendre d’être fixé sur la date de libération des Carvagnac avant d’entamer la séquence. Je suis content de mon épilogue. Ce n’est pas à moi de le dire, mais j’ai le sentiment d’avoir terminé mon ouvrage en beauté, peut-être même en apothéose. J’ai eu, comme je le pressentais, d’énormes difficultés à vitaliser les deux dernières émissions. Il est plus facile de parler à la foule des hommes que de donner de l’authenticité à un message adressé à des êtres choisis que l’on aime. Les images fournies par Robertson m’ont beaucoup aidé à construire ce montage où Nielsen appelle l’un ou l’autre de mes parents à lui succéder. Je me serai battu pendant des semaines contre l’éclat trop vif d’un œil, contre une inflexion trop sourde qui altérait le naturel de cette passation. J’ai respiré des centaines de fois le texte du vieil homme au rythme de son cœur. L’être humain est une symphonie tellement complexe de mouvements, d’émissions et de vibrations. Pour être juste, chaque plan doit respecter un dosage rigoureux d’autorité, de tendresse, d’hésitation… Ainsi, avec le même nombre de mots, il a fallu davantage de secondes à Nielsen pour inviter ma mère à prendre la relève que pour y appeler mon père. J’irais même plus loin. En passant l’image sans le son, je suis convaincu qu’un néophyte peut déterminer sans se tromper quelle est la partition féminine ou masculine dans mes montages, quels sont le degré et la qualité d’attachement du vieil homme à ses interlocuteurs.

J’ai repassé en continuité mes séquences. Quelle gageure ! Ce que j’ai fait là tient du tour de force et de l’inconscience. Comment ai-je réussi à insuffler à l’esprit d’un mort un sursis de six ans et cinq mois sans qu’on détecte la moindre trace de falsification dans mes images ? Je demeure surpris que personne n’ait éventé la supercherie, surtout Borganov et sa police qui cherchent plus que jamais à arrêter l’homme d’affaires. Cela fait des années qu’ils n’ont plus vu Nielsen ailleurs que sur leurs écrans.

 

Jeudi 30 novembre

L’échéance se rapproche. Tante Brenda vient de me quitter avec le trente-huitième de mes sujets. Les deux volets du finale suivront incessamment la filière. Je serais soulagé de sortir de ce tunnel avant l’année écoulée. Je garde, en effet, un fond d’espoir que Borganov ne nous traînera pas jusqu’aux présidentielles d’avril comme l’augure Robertson. Quel bénéfice peut-il espérer d’une pareille manœuvre ? Un regain de popularité ? Rien n’est moins sûr.

Mis à part quelques vérifications de principe, je ne suis pas loin de tirer un trait sur mes activités de faussaire. La Nielsen a sa matière. Du moins, je l’espère !

En tout cas, j’ai fait monter du Champagne que j’ai mis au frais pour trinquer avec tante Brenda. Elle a avalé de travers la première gorgée, faute d’habitude. Au bout de trois verres, elle était un rien pompette et affichait des rougeurs de framboise.

— J’ai retapissé tout le rez-de-chaussée pour le retour de Monsieur et Madame, m’a-t-elle annoncé avec fierté.

— Pardon ? gloussai-je, en toussant à mon tour.

Connaissant les goûts de notre gouvernante, j’ai tout lieu de m’attendre à un désastre. Bien que cela me démangeât, je me suis gardé de briser son élan de générosité avec des considérations esthétiques.

Elle m’a proposé de lui rendre visite à Curzay. Comme j’hésitais, elle précisa :

— Ne venez que si cela vous fait plaisir.

J’ai proposé le 5 décembre, jour de nettoyage de Mme Raminez, pour faire ce pèlerinage au berceau familial. Depuis que quelqu’un m’épie, je n’ose plus laisser l’appartement vide.

— Je n’ai plus eu le cœur de passer la grille de la propriété depuis les événements.

— Moi, cela fait six ans et demi que je vis seule dans cette grande maison et ça commence à peser. On n’est plus toute jeune.

Tante Brenda se mit debout. Après un pas de guingois vers le portemanteau, elle rassembla ses sens pour franchir à la militaire le court espace allant du salon au vestibule. Nous avions fait un sort à la bouteille.

 

Vendredi 1er décembre

Je ne reverrai pas mardi prochain notre maison familiale si amoureusement rafraîchie par les bons soins de son occupante et pour cause : tante Brenda a été agressée par une bande de voyous alors qu’elle rentrait chez elle. La malheureuse a été rouée de coups. On lui a arraché son sac, sa broche, ses boucles d’oreilles. Je l’ai retrouvée à l’hôpital. Elle était méconnaissable : fracture du crâne, côtes cassées, contusions. Il lui faudra des mois pour récupérer. Je me suis installé près d’elle. J’ai tenu sa main dans la mienne pendant tout l’après-midi. Je n’ai pas eu le cœur de lui parler. Puis Clovis est arrivé. Sitôt dans la chambre, il m’a amené à l’écart pour me demander si les voyous avaient pris la pastille.

Oh ! Clovis. Qu’est-ce que je me fichais de l’enregistrement, de la police de Borganov, de Nielsen et de ses sociétaires à cet instant-là. J’avais besoin de toutes mes forces pour retenir mes larmes, mes grosses larmes d’enfant inconsolable, dont tu te moquais quand j’étais petit.

J’ai surpris la même fragilité dans ton regard. Tes yeux bleus allaient se rendre. Toi, si dur, si sec, si pleinement homme, tu étais à un cillement de basculer.

— Ne me fixe pas comme ça, Antonin, me lanças-tu agacé. Je me détournai.

L’âme de Marjorie passait et repassait entre nos deux abîmes.

Le Puisatier des abîmes
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